Une espérance végétale

L’image a tellement fait pour nous emplir du bruit et de la fureur du monde, que l’on s’étonne : comment peut-on choisir la compagnie des arbres, c’est-à-dire le silence et – presque – l’éternité ? N’y aurait-il pas là une volonté de fuite, un refus de l’actuel ? Quelque chose qui aurait à voir avec une sorte de réclusion volontaire ?
Les photographies d’Alain Levillain ne lèvent pas totalement le doute. Même si, d’emblée, s’impose l’évidence que nous sommes devant le travail d’un portraitiste. Même si, irrésistiblement, on se tourne vers la prose de Jean-Loup Trassard ou de Pierre Michon pour dire l’émerveillement qui nous saisit à ces « riens ».
Certains portraits semblent très composés. Ce sont notamment ceux où l’artiste joue de l’arbre et de son reflet dans l’eau. Le personnage va même jusqu’à disparaître presque complètement au profit de son image trouble, effacée à demi par les charrois de feuilles ou les jonchées de bois mort. Seul importe alors le graphisme abstrait du tronc décharné qui occupe le ciel comme il peut, modestement et sans effet poétique.
Nul sentimentalisme dans le regard, Alain Levillain ne cherche pas la pose ni la tonalité mélancolique. C’est à la fois plus profond et plus énergique. Ce qu’il met en valeur c’est la texture de l’écorce (j’allais écrire le grain de la peau), l’allure de la silhouette : on la pressent massive, trapue, ou bien on la voit s’élancer gauchement, comme bosselée. Sans affèterie, sans fioriture, belle justement de ses maladresses. Comment dire ? L’artiste fuit le modèle (le top model touristique) et s’intéresse à ce qui s’offre à lui : svelte ou balourd, fin ou bancroche, mais cet arbre-ci précisément. C’est pour cela qu’il faudrait nommer chacun, à nul autre pareil, tel qu’en lui-même.
Une autre piste, puisque toute exposition tient du déchiffrement d’itinéraire : cette vision à hauteur d’homme qui évite souvent le feuillage pour ne donner à voir qu’un cadrage serré sur le tronc. Là encore l’explication tient au portrait. S’il photographiait ses semblables, il n’en retiendrait que ce qui est le plus eux-mêmes : ce petit empan du regard qui va, quand on est proches à se toucher, sa quinzaine de centimètres, du charnu des lèvres à la première ride du front ou, si l’on baisse un peu les yeux, de la fossette du menton au broussailleux des sourcils. Le regard en somme, car le reste est anecdote. C’est en cela, dans cette vision droit devant, qu’Alain Levillain exprime le contemplatif de sa démarche. Il ne cherche pas à raconter, il dit les évidences. Il ne cherche pas le pittoresque, il montre ce qui est. Chacune de ses photographies a le dénuement d’un haïku. Tel celui du maître Bashô :
Des voix qui résonnent
on revient par ce chemin
en ce soir d’automne.
Car il y a, dans ces clichés, l’idée de marche, l’idée des pas qui traînent dans les sous-bois. On se dit : combien d’après-midi à se balader parmi les hêtres, les chênes, les bouleaux – le vocabulaire manque vite tant nous sommes peu familiers des choses végétales et, sur ce conifère où le roux, déjà, s’empare des branches basses, on n’oserait se risquer : mélèze ou épicéa ?… L’envie pourtant de nommer est là tant ces portraits nous sont proches. Et c’est sans doute par cette familiarité que les clichés d’Alain Levillain nous touchent le plus sûrement. Ils ne nous montrent rien d’exceptionnel, rien d’étonnant, rien de « beau à couper le souffle » : tout juste du commun, une forêt comme tant d’autres. Voyez la photographie mise en affiche : des fougères, des orties, des dizaines de plantes, de pousses, de fleurs dont pas une ne pourrait faire commerce, un frémissement de lierre. Un beau fouillis de vies minuscules.
Et l’homme qui marche là-dedans, on le sent qui s’émerveille, qui s’émeut, car il sait que dans l’ordre du monde, l’espérance est végétale.

Roger Wallet

Ce texte a été écrit pour l’exposition « Présence » organisée au Château de Troissereux, du 5 avril au 30 juin 2003.